Le conte des deux bossus


Je suis venu céans sans pouvoir me remembrer le chemin de ma vie parcourue. Mais, ô joie ! de voir des bonnes trognes de farfadets, et d'ouïr les sagaces contes de mon peuple, ouvre en ma mémoire des portes jusque là closes. Sachez, qu'à part mon nom, Aodhanig, je ne me souviens de guère de chose. Mais un conte m'est revenu à l'esprit, et je vous le livre en le redécouvrant moi-même.

C'était à l'arrivée des grandes gens dans une lointaine forêt que l'on nomme Bréchélient... A cette époque une tribu de farfadets, nommée les Korrigans, vivait au coeur de cette forêt, dans des cavernes sous les talus, dont l'entrée était dissimulée par de vieilles pierres moussues, placées là à l'aube du monde. Quand vinrent les grandes gens ils n'osèrent pas entrer dans cette forêt si vénérable, et bâtirent leurs villages dans les landes, à l'orée.

Il y avait dans deux villages, deux bossus, l'un barde, et l'autre usurier. L'un était doux et rêveur, supportant sa difformité avec bonne grâce. L'autre était aigri et pingre, pleure-pain et chiche-face. L'un aimait son art, et se nommait Korentin, l'autre n'aimait que lui et se nommait Gwénolë. Korentin allait de village en village, louant sa vielle pour faire danser les bonne gens.

Un soir, pressé de rentrer chez lui, il coupa par la forêt. Il se perdit évidemment car qui ne connaissait les tours et détours de Bréchélient finissait au centre de celle-ci. Il arriva donc dans une clairière de pierres levées bordée de talus d'où nul chemin ne partait, et même celui qui l'avait emmené en ce lieu avait disparu.

Peu rassuré il tendit l'oreille pour ouïr les dangers qui pouvaient le guetter. Il perçut, venant de dessous les talus, un chant allègre. Rassuré par cela, Korentin pris sa vielle et y mis un contrepoint, fit le déchant, bref, se mis au diapason de son art. Emporté par la mélodie, il ne se rendit pas compte que les chants s'étaient arrêtés, et vit, au dernier moment, comme surgit de terre, de petites mais sveltes silhouettes. La plus royale d'entre elles lui dit :
"Ta musique nous a plu, dis nous ce qui te tient à coeur et nous exhausseront ton souhait. Que veux-tu la richesse, la gloire, dit le nous...j'ai une caverne de trésor pour toi, si tu le souhaites"
"Rien de tous cela", répondit Korentin, "j'aimerai, si vous le pouvez, que vous m'enleviez la bosse de mon dos qui me tord, me fais souffrir, et m'empêche de trouver compagne".

Le Peuple des Korrigans fit grande magie et Korentin se retrouva droit comme un I. Il put sortir de la forêt et se retrouva dans le village de Gwénolë. Nul ne le reconnu sauf ce dernier :
"Mais où est passé ta bosse ?", lui demanda-t-il. Korentin lui conta son histoire, et Gwénolë lui dit :
"Et tu as refusé les trésors ? prête moi ta vielle, car il serai injuste que toi seul bénéficie des bienfaits des Korrigans".
Celui-ci, bon garçon, lui prêta, et Gwénolë s'en fut en Bréchélient.

Arrivé en la clairière des pierres levées, il joua si malement de la vielle que les Korrigans sortirent de terre en lui criant :
"Arrêtes, c'est trop affreux, nous te donneront ce que tu veux, mais par pitié arrêtes !". Alors Gwénolë, avide de richesses, leur dit :
"Je veux ce qu'a refusé Korentin...!".

On le vit plus tard, sortir de la forêt, hagard, avec deux bosses sur le dos....




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