Guerres acméno-humaines : le point de vue farfadet
« Il y a longtemps de cela, dans ma jeunesse, les tribus farfadettes comme bien d’autres vivaient recluses
au plus profond de la forêt car une civilisation cruelle, ne connaissant que la loi de l’épée et du sang,
avait bâti ses cités dans la plaine du nord et au delà. Ce peuple barbare, qui ignorait toute notion de
culture, de commerce et de savoir, subit l’attaque d’une autre civilisation, bien plus développée. Ainsi
débuta il y a de cela deux fois cent révolutions la Guerre des Géants de Fer qui opposa les inouiks et les
choms, que vous connaissez aussi sous les noms d’acmènes et d’humains. Dans un élan commun et
fratricide, ils entrechoquaient leurs armes jusqu'à ce que...la juste cause triomphe. Car ils puisaient
chacun de leur coté la légitimité de leurs actes barbares dans les actions de grâce et autres sacrifices.
Mais quels dieux exigeraient un massacre ! »
Ainsi s’enflamme Berit, notre chaman lorsqu’il nous conte avec emportement, l’étrange histoire de celui
que nos anciens appellent Molvar ce qui signifie Le Rouge mais aussi Le Puits en farfadet. Berit était à
l’époque des faits un jeune herboriste déjà empli d’une grande sagesse distribuant son franc parlé et son
enthousiasme à qui en voulait bien.
« Je me souviens comme si c’était hier de l’instant de son arrivée : j’étais attablé devant un délicieux
gratin de pieds bleus lorsque des cris ont attiré mon attention. C’est alors que je le vis titubant comme
s’il était ivre, couvert de sang, les yeux fous. Il fit quelques pas dans la clairière avant de s’écrouler.
Cette grande chose écarlate était visiblement un guerrier, harnaché de fer et sévèrement blessé à la tête.
Il tenait dans sa main une hampe brisée et un bout de tissu. Et bien qu’étant inconscient il fallut trois de
nos plus vigoureux farfadets pour les lui faire lâcher.
J’assistais notre guérisseur pour soigner l’inconnu. Nous étions à son chevet jour et nuit alors qu’il
délirait en répétant sans fin ces mots : « ...trop nombreux...sauver la bannière...Acménia est tombée... ».
Ce n’est qu’au bout de cinq jours qu’il s’éveilla avec un air ahuri. Il était incapable de se souvenir ni où
il était, ni d’où il venait, ni qui il était.
Pendant les quelques mois de sa convalescence, je discutais tous les jours avec Molvar, tel était
désormais son nom, car il avait tout à réapprendre : je lui appris, notamment, qu’au vu de son état lors de
son arrivée il était vraisemblablement un pauvre soldat victime de la démence meurtrière de ceux qui
asservissent les peuples. « Tu as certainement raison..., me disait-il, mais pourquoi nous battions nous ?
De quel côté étais-je ?» Je ne mâchais pas mes mots : « les princes de ce monde ont les tympans et les
yeux crevés, le cœur endurci, la vanité en guise d’intelligence, incapables de partage, confondant
propriété et patrimoine, pour les uns, incapables d’adaptation, imposteurs triviaux et sans mesures pour
les autres. Choisis donc ton camp, à ta guise. Ils se valent les uns comme les autres. Ils sont plus lestes à
manier l’épée que la rhétorique, ils font fi des pauvres petites gens, de la chair à glaives et puis c’est
tout... »
Les yeux de Molvar brillaient de compassion, c’est ce qui me retenait de lui donner la signification de la
bague, frappée d’un sceau, qu’il avait au doigt. Celle-ci le désignait comme Capitaine des armées
inouiks. Quel aubaine ! Je songeais que les dieux lui permettaient, au travers de son amnésie, de le
sauver du fardeau d’une horrible détresse : en effet les inouiks perdaient la guerre, les gradés étaient
exécutés, le peuple réduit à la pire des servitudes. Gloire aux Grands qui rendirent à Molvar sa dignité
d’innocent aux mains propres, l’esprit lavé de l’enfer de la guerre.
Molvar, remis sur pieds, se sentant si bien chez nous, nous pria de bien vouloir lui laisser la liberté de
s’y installer définitivement. Il devint « Farfadet honoraire », le premier et le dernier du genre, et sut se
rendre très utile à la communauté pour ses techniques de chasse très particulières. »