La Pierre d'Istraël
C'est une histoire que me raconta ma voisine après qu'elle m'eut recueillie à la mort de mon père, après
son meurtre devrais-je dire. A la tombée de la nuit, après avoir bien batifolé toute la journée avec mes
petites camarades, je m’asseyais en rond aux pieds de la vieille farfadette, bercée par les chants des
oiseaux de nuit qui se réveillaient dans le petit bois situé en contrebas dans la vallée, de l'autre côté de
la route qui mène à Acménia. Astartia avait le don de m'hypnotiser avec ses grands yeux verts fixés sur
son infatigable aiguille, et son nez de farfadette, et je la regardais inlassablement, émerveillée par ses
contes, tandis qu'elle se balançait sur sa chaise à bascule. De sa fluette voix, avec une infinie douceur,
elle commençait ses récits, et y mêlait des digressions fleuries, des méditations pleines de justesse et de
sagesse, des phrases poétiques.
" Au temps de mon bisaïeul le vénérable Istraël Le Sage, c'est-à-dire bien avant la guerre des Géants
de Fer, qui avait fondé sa propre boutique de vêtements, en ce temps-là, oui, fillette, tu vois, chaque race
vivait encore chacune de son côté, préoccupée par sa propre survie face à une nature hostile, des
animaux féroces, des peuplades sauvages. Istraël vendait ses vêtements, qu'il cousait de ses propres
mains, comme le lui avait enseigné son propre père, qui le tenait lui-même d'un des premiers habitants de
Cyborn, à des voisins ou à de rares voyageurs qui arrivaient à passer chez lui. Le vénérable vieillard,
même quand il eut perdu ses yeux, allait en personne chercher les plantes qui lui permettaient de teindre
les textiles avant de les tisser. Il gardait jalousement secrets les endroits où il cueillait ses précieuses
plantes et ne les révéla à son fils que le jour où il ne put plus se déplacer.
Istraël avait connu ces propriétés des plantes par un herboriste qu'il avait rencontré dans sa jeunesse,
lors d'un périple en solitaire qu'il avait fait dans Cyborn, curieux du monde et de ses habitants. De retour
chez lui, il avait aidé son père dans la boutique, puis pris sa succession à sa mort. Le plus dur avait été
de retrouver les plantes que lui avait montré l'herboriste près de chez lui pour expérimenter chacune
d'entre elles sur différents tissus : à force de tâtonnements, il avait réussi à obtenir d'heureux résultats
que lui enviaient tous les tisseurs des contrées avoisinantes. C'est au cours d'une de ces expéditions dans
la proche contrée à la recherche de nouvelles plantes qu'en pénétrant dans une forêt le jeune farfadet
aperçoit sur le flanc d'une paroi rocheuse un petit trou à peine assez grand pour laisser passer un jeune
Garespa, mais taillé de façon parfaitement circulaire, du moins le croit-il : sa petite taille ne lui permet
pas de le voir distinctement, non plus que d'y accéder. Intrigué, Istraël longe la colline sur sa droite, mais
il ne trouve rien. Il revient sur ses pas, part sur la gauche, mais là non plus rien d'intéressant. Il revient
voir le trou. " Le vent ou la pluie auront creusé ce trou ", se dit le vaillant farfadet. Il décide de l'oublier.
Mais en continuant à fouiller la forêt pour ses plantes, il découvre, cachée derrière un amas touffu de
rajis, un renfoncement. Son regard est aussitôt attiré par une faible lumière bleue qui luit dans l'obscurité.
Istraël s'engage à l'intérieur de ce qui lui semble à présent être une grotte. Il avance prudemment. Les
parois de la grotte luisent faiblement de cette lumière bleue irréelle. Le jeune tisseur pose la main sur la
roche : le contact est froid et rugueux. " C'est probablement du Zuc, songe-t-il. Mieux vaut de toute façon
revenir ici armé et équipé d'une torche. "
Le lendemain, Istraël revient à la grotte. La lumière de sa torche lui confirme la nature des filons dans
la paroi rocheuse, c'est bien du Zuc. Mais il s'aperçoit aussi qu'en fait de grotte, c'est à un long tunnel
taillé dans la pierre qu'il a affaire. La torche qu'il a amené ne lui permet pas d'en voir le fond. Il s'engage
dans le tunnel qui devient rapidement un ensemble de galeries qui se croisent et se mêlent. Une chose
pourtant intrigue Istraël : si ce sont bien des êtres vivants qui ont creusé ces galeries, et cela il en
pratiquement certain, dans quel but l'ont-elles été si les mineurs ne se sont pas intéressé au Zuc ? Quelle
peuplade a bien pu se dispenser de le recueillir ? " La réponse se trouve probablement au fond d'une de
ces galeries, pense l'astucieux farfadet. J'ai intérêt à procéder méthodiquement si je veux sortir d'ici. "
Istraël parcourt les longues galeries creusées dans la paroi. Il sent qu'insensiblement au fur et à mesure
de son exploration les galeries s'enfoncent dans la terre. La roche change aussi, le Zuc disparaît et les
parois se recouvrent d'humidité. Le sol terreux devient glissant et le tisseur doit redoubler de prudence.
Il arrive enfin devant une porte en bois dont la poignée est heureusement à hauteur de farfadet. La
poignée tourne mais la porte reste fermée. " Pas de panique, se dit Istraël, je m'en serais douté. " Il sort
de sa besace un crochet et force la porte. Elle ouvre sur une petite salle au plafond bas, faiblement
éclairé d'une lueur bleu-violet. De sa torche, le farfadet s'assure que rien ne le menace à l'intérieur de la
salle. Au milieu de la pièce se trouve une table, ou plutôt une sorte d'autel, où est posé un objet qui reluit
de mille feux à la lumière de la torche. C'est une pierre précieuse d'un bleu profond pareil à une nuit sans
étoiles. Istraël ne comprit que bien plus tard, lorsqu'il connut le lai des Pierres du Destin qu'il venait de
trouver la pierre Silia qui avait appartenu à Belouin, le frère du fameux Bilouin le fort.
Tu sais, Muad-Lyn, les troubadours racontent que la pierre rouge qui orne la bague du Roi des
farfadets n'est autre que Sivia, la pierre de Bilouin, la soeur de Silia. Mais je ne sais pas si l'on peu faire
confiance à des troubadours qui sont rétribués pour raconter de belles histoires qui plairont à leurs
auditeurs. Quant à moi, je ne fais que te rapporter ce que j'ai entendu.
- Qu'est devenu Istraël, et Silia ? demandai-je à la mystérieuse Astartia.
- Ah oui ! Istraël. Il a prétendu se l'être faite volée, répondit-elle. Mais je tiens de ma mère que la
bisaïeule Ustir, l'épouse d'Istraël, aurait publiquement affirmée, un jour de dépit, que le vénérable
farfadet son mari avait caché la pierre peu après avoir ouï parler de la pierre Silia dans le lai des
Pierres du Destin. Depuis personne ne sait ce qu'il est advenu de la pierre. Istraël, lui, s'est reclus dans
sa boutique et en finit sa vie en bougonnant, se méfiant de tous et de chacun. "
Je restai assise, suspendue aux lèvres de la vieille farfadette, attendant sans doute qu'elle donne une
suite à son incroyable histoire, comme si elle allait me révéler un secret connu d'elle seule. Une nuit, je
fis un mauvais rêve et me réveillais en sursaut. Je me levai pour aller boire un verre d'arustic. Soudain,
j'entendis un petit bruit dans le coin où dormait Astartia. Je m'approchai mais je n’aperçus rien
d'anormal, si ce n'est une faible lueur bleue qui éclairait le visage de la vieille farfadette. Ce n'est que
bien plus tard que je remarquai que parmi tous les colifichets qu'elle portaient autour du coup, il en était
un dont on ne voyait jamais la partie inférieure, cachée qu'elle était par les épaisseurs de vêtements dont
se recouvrait la vieille farfadette. Un jour que j'observai la chaîne, le regard d'Astartia vint à croiser le
mien et, l'espace d'un instant, je crus voir ses yeux sourire avec malignité.